Dans l’enceinte d’un château médiéval et sous la nuit étoilée de la côte Atlantique portugaise, Oumou Sangaré et ses musicien-ne-s mettent en joie et en transe un public bigarré en style, âge et classe sociale. Au même moment, derrière les murailles de la forteresse, une jeunesse majoritairement hippie célèbre avec un hédonisme expressif la musique de la diva du Mali, dont le concert est projeté sur deux écrans géants et le son retransmis sur de puissantes enceintes.
FMM Sines est un monde. Plus précisément, un entre-deux-mondes. Dans l’enceinte du château de la ville surplombé par le donjon où serait né Vasco de Gama – le navigateur et colonisateur des Indes – le grand public assiste donc aux principaux concerts de la soirée classés comme « têtes d’affiche ». C’est payant : entre 10 et 20€. Toutes les générations s’y croisent, et tous les styles aussi, du pull sur les épaules avec poussette, aux sarouels sur les jambes avec sac banane rempli d’herbe et de cannabis. Parce que oui, au Portugal la possession de drogue est tolérée, et sa consommation décriminalisée depuis déjà 17 ans. Bref, une ambiance de festival familiale et bon enfant, détendue et heureuse, comme on en trouve dans ce genre de rassemblement généraliste.
Derrière les murailles du castelo, un autre monde. Celui de ceux qui n’ont pas les moyens de se payer le ticket, ou qui préfèrent profiter de ce que le festival leur offre sans leur demander de contrepartie. D’abord, la retransmission audio-vidéo gratuite des concerts. Ensuite, les spectacles gratuits sur l’énorme scène installée au bord de la plage, dans un cadre magnifique. Enfin, les cinq jours précédant la fin du festival, pendant lesquels tous les concerts à Sines et à Porto Covo, ville balnéaire voisine, sont en accès gratuit.
« ALLER À SINES » AU MOIS DE JUILLET EST DEVENU UN MANTRA, CONSTITUTIF D’UN PÈLERINAGE OBLIGATOIRE POUR CEUX QUI AIMENT LES « MUSIQUES DU MONDE ».
La gratuité globale du festival, voilà qui explique pourquoi le village de Sines se transforme durant une semaine en camp hippie peuplé de travellers, de nomades, de bourgeois encanaillés et de rêveurs utopiques, célébrant jour et nuit et à même le pavé médiéval et le sable ancestral la liberté temporaire d’occuper un espace public, qui malheureusement se retrouve sous contrôle des pouvoirs publics le reste du temps. Une parenthèse enchantée depuis 1999, encouragée par la tolérance de la municipalité, la générosité du festival et la quasi non-visibilité de sponsors privés (seulement cinq dont trois locaux). « Aller à Sines » au mois de juillet est devenu un mantra, constitutif d’un pèlerinage obligatoire pour ceux qui aiment les « musiques du monde ».
Si le nom de l’événement, Festival des Musiques du Monde, peut au premier abord faire grincer des dents, son nom est pourtant justifié : on y voit et entend des musiques du monde entier. Rien que cette année, une quarantaine de pays représentés : Açores, Afrique du Sud, Angola, Autriche, Brésil, Cameroun, Cap-Vert, Chili, Chine (Guangxi), Colombie, Corée du Sud, Côte d’Ivoire, Cuba, Danemark, Équateur, Espagne (Catalogne, Galice), États-Unis, France, Grèce, Guernesey, Haïti, Hawaï, Honduras (peuple Garifuna), Indonésie (îles Moluques), Iran, Israël, Italie, Mali, Maroc, Mongolie intérieure, Mozambique, Nigéria, Pérou, Porto Rico, Portugal, Royaume-Uni, Syrie, Tunisie (Djérid), Turquie, Yémen. Mais plutôt que des territoires délimités par des frontières issus de négociations, conflits ou colonisation, cette liste renferme des dizaines de cultures musicales issues de rencontres, chocs culturels ou métissage.
« Le programme du FMM englobe et dépasse le spectre de la world music », lit-on sur le site du festival. « Il s’ouvre au folk, au jazz, à la musique alternative, à la fusion et aux musiques urbaines. Bien plus qu’un festival de world music ou de musique traditionnelle, FMM Sines cherche à découvrir la musique du monde réel, comme elle est produite et vécue aujourd’hui : une musique marquée par les associations entre les artistes aux origines géographiques et culturelles différentes, qui émergent des mouvements d’idées et de personnes qui caractérisent la société contemporaine. » Cette ambitieuse profession de foi peut-elle se réaliser sur les scènes d’un festival dont l’organisation, la scénographie et la localisation sont européennes, donc purement occidentales ? C’est-à-dire, deux grandes scènes avec un gros système son et des lumières de spectacle, des barrières entre les musiciens et ceux qui les écoutent – et, déjà, des rôles bien définis d’artiste et de spectateur – et certains concerts payants.
Musicalement, la richesse est évidente. Rien qu’au niveau des musiques afro, la programmation ratissait large.
Les chants et danses wassoulou de la diva malienne Oumou Sangaré, puis de sa disciple assumée Fatoumata Diawara, ici en duo avec son amie marocaine Hindi Zahra. La classe afrobeat des Brésiliens de Bixiga 70, du nom d’un quartier de São Paulo, pour accompagner Orlando Julius, l’immense saxophoniste et inventeur de l’afro-pop au Nigéria dès les années 60.
La subtilité de la collaboration du bassiste camerounais Richard Bona avec l’orchestre cubain Mandekan Cubano qui rendent hommage aux cabildos des esclaves de l’île. Les chansons acoustiques mais puissantes de Aurelio Martinez d’un des rares représentants musicaux du peuple Garifuna, peuplant les côtes afro-caribéennes d’Amérique Centrale, et dont la musique faisait un proche écho aux sembas d’Angola – jusqu’à la voix, proche de celle de Vum Vum – métissée des influences espagnoles. Les métissages afro-caribéens et latino-américains de Colombie avec La Mambanegra, Romperayo et Bulldozer, ces derniers dans un genre plus urbain et global. La réincarnation en prêtre yoruba de l’Afro-Américain Ìfé et sa relecture électronique du patrimoine rythmique porto-ricain.
L’avant-garde du candomblé brésilien version post-punk par Metá Metá. La réinvention du funaná par le lumineux troubadour Mário Lúcio, le Gilberto Gil cap-verdien, qui d’ailleurs a lui aussi occupé le poste de ministre de la culture de son pays, et a même collaboré avec son homologue brésilien.
Les rituels de transe, option adorcisme banga de Tunisie pour Ifriqiyya Électrique [lisez ici notre chronique du disque], accompagnés de rockeurs français et italiens sur scène, et option chant bâul du Bengale pour Parvathy Baul, seule avec son cordophone ektara, sa percussion duggi et ses bracelets à clochettes métalliques nupur autour des chevilles. La fervente prêche blues, afrojazz, et gospel des Sud-Africains de BCUC, hérauts d’une libération des esprits et des corps dans une société post-apartheid encore divisée. En écho, les messages antiracistes du rappeur brésilien Emicida, et le reggae spirituel et pacifique de Tiken Jah Fakoly.
Sans compter les projets de musique non africaine, tout aussi intéressants. Une richesse qui classe FMM Sines du côté des festivals les plus éclectiques d’Europe, assurément.
SI LA MUSIQUE EST UN LANGAGE PUISSANT, ET UN OUTIL D’ÉMANCIPATION SOCIALE ET CULTURELLE DANS DES TERRITOIRES OÙ LA LUTTE EST NÉCESSAIRE, LEUR TRANSPOSITION EN DEHORS DE LA COMMUNAUTÉ LEUR FAIT PERDRE CETTE VALEUR.
Mais quid de l’ambition de montrer « la musique du monde réel, comme elle est produite et vécue aujourd’hui » ? Une idée bienvenue, surtout ici, où les projets de world music échouent chaque jour sur le littoral européen, pensés et taillés pour des oreilles occidentales, par des producteurs d’ici ou d’ailleurs. Pourtant, une partie des artistes du festival semblent se tirer une balle dans le pied, jouant le rôle du « bon colonisé ». Ils lissent leur musique pour les grandes scènes de festival, et délivrent des messages de paix et de fraternité qui, récités et transmis devant un tel public d’avance acquis à leur cause, sonne creux, quand ce n’est pas naïf, voire niais. Les plus grands noms tombent dans ce piège : Tiken Jah Fakoly, BCUC (« Call a friend today and tell him you support him! »), Oumou Sangaré, Fatoumata Diawara (« Je chante pour les enfants »), Mário Lúcio (« Laissez les enfants jouer, et les guerres s’arrêteront »).
Si la musique est un langage puissant, et un outil d’émancipation sociale et culturelle dans des territoires où la lutte est nécessaire, leur transposition en dehors de la communauté leur fait perdre cette valeur, et les oblige parfois à muter dans des formes plus facilement entendables par le grand public. Un écueil évidemment inventé par ce même grand public, éduqué dans l’idée que la création de musique peut s’inscrire dans un contexte économique capitaliste, la bien-nommée « industrie musicale ».
Quant aux musiques qui sont issues de pratiques localisées, et dont la fonction sociale est clairement identifiée, leur réception dans le contexte d’un festival qui impose le schéma artistes / spectateurs tourne court. C’est le cas de la transe du banga de Ifriqiyya Électrique, un rituel d’adorcisme vital pour les communautés du Djérid tunisien, joué dans les rues et au domicile des habitants en cas de maladie et au cours des mariages, et auquel chacun participe. Là, sur la grande scène au bord de la plage de Sines, trois mètres séparent les spectateurs des musiciens, eux-mêmes perchés à deux mètres au-dessus de la foule, un écran géant retransmettant les images des cérémonies qui ont lieu à 2000 km de distance, en Afrique. Même chose pour la transe de la musicienne Parvathy Baul, une pratique des musiciens itinérants du Bengale qui se jouent du système rigide des castes, et qu’on surnomme les fous (« bâul »). Ils jouent pour assurer leur subsistance, dans les trains, dans la rue, ou à même le sol. La prestation de l’artiste indienne, elle, s’est déroulée dans un auditorium aux sièges de velours profonds et confortables, dans l’obscurité, la musicienne mise en scène de façon dramatique, uniquement éclairée par un projecteur.
UN RASSEMBLEMENT AGRÉABLE ET ENRICHISSANT, AUX LIMITES PROPRES À UN SYSTÈME PATIEMMENT CONSTRUIT PENDANT DES ANNÉES DE COLONISATION DE QUELQUES PUISSANCES OCCIDENTALES QUI SEMBLENT AUJOURD’HUI REDÉCOUVRIR QUE DES FORMES RADICALES DE CRÉATION EXISTENT ENCORE, 5 SIÈCLES PLUS TARD.
Pas si simple d’échapper concrètement à l’étau de la world music ou des musiques du monde quand les musiques invitées voyagent hors de leur communauté ou territoire d’origine. Alors si le festival propose en effet de la « musique avec un esprit d’aventure », pour reprendre son slogan, il n’offre qu’un aperçu musical de ce pourquoi et comment ces rythmes et mélodies sont produits. Une initiative salutaire pour rester ouvert au monde, les oreilles branchées sur la « sono mondiale » chère à la bande à Bizot de Nova, une belle parenthèse enchantée dans un pays tolérant sur les rassemblements populaires, et un rassemblement agréable et enrichissant, aux limites propres à un système patiemment construit pendant des années de colonisation de quelques puissances occidentales qui semblent aujourd’hui redécouvrir que des formes radicales de création existent encore, 5 siècles plus tard.
(c) João Barbosa
Photographie par João Barbosa